Distances / Dimensions / Format


Bien que cela n’apparaisse guère quand on regarde le résultat, la photo finale,
la question des rapports de dimensions et de distances est certainement l’une des plus délicates à traiter.
En tous les cas celle qui me déroute le plus au moment de passer à la réalisation d’un projet car elle me met face à des situations souvent inattendues et difficilement anticipables.
Comment t’expliquer cela ?

Je prends un exemple : je veux photographier cet arbre, là, ou plutôt son reflet dans une tache.
Mais à quelle distance de l’arbre dois-je placer ma tache pour le saisir dans son entier ?
Plus cette distance augmente, plus l’image de l’arbre diminue.
Inversement, plus je me rapproche, plus l’image semble grandir.
Je peux aussi jouer sur la distance entre l’appareil photo et la tache : plus j’approche l’appareil, plus le champ couvert par le reflet s’élargit, et plus l’image de l’arbre semble se réduire.
Je peux aussi jouer sur la taille de la tache : a priori, une tache plus grande m’offrira la possibilité de couvrir un champ plus large ; mais en grandissant, la tache perd en épaisseur, en densité de matière, et risque fort de sortir du cadre de la photo.
Ou alors je devrai reculer pour la saisir en entier, mais alors le champ couvert par le reflet se réduira !
Le quatrième paramètre est celui de la profondeur de champ : pour obtenir que la tache soit nette en même temps que l’objet qui se reflète en elle, il faut que la profondeur de champ soit maximum : je travaille donc au grand angle 28mm avec une ouverture à 11.

Pour résumer, ma marge de manœuvre est extrêmement réduite, et parvenir à capter le motif désiré tient toujours de l’acrobatie et un peu du miracle.

En fait, je crois que je procède toujours à peu près de la même façon, car à l’usage, c’est la seule qui marche : je me mets en macro grand angle, le plus près possible de la tache (mon appareil en principe ne tolère pas moins de trente centimètres, mais grâce à la profondeur de champ j’arrive à me mettre beaucoup plus près), et ensuite je déplace le tout, appareil et tache, pour régler la distance au motif.

La photo terminée, que subsiste-t-il de ces problèmes de dimensionnement (le mot n’est pas très joli mais je n’en vois pas d’autre, échelle ? rapports de dimensions ? de distances ?) ?
Il me semble que ce grand écart entre la vision très rapprochée de la tache et celle beaucoup plus distante du motif reste bien perceptible dans la plupart de mes photos. La première nécessite un agrandissement considérable pour que le second puisse apparaître à une échelle visuelle ordinaire.
Ainsi, par exemple, dans mon « Homme se peignant » deux échelles cohabitent – le très fort agrandissement de la tache et du pinceau, et l’image du corps grosso modo grandeur nature – les deux se rencontrant à la pointe du pinceau, à l’intersection de l’objet réel avec son reflet.
C’est le genre d’idée qui me plait.

A ce paradoxe des dimensions vient répondre curieusement l’absence de format propre à la photo numérique (j’entends format dans le sens « taille du support », et non « rapport longueur/largeur»).
Il est arrivé plusieurs fois que des personnes à qui j’avais envoyé mes images par mail me demandent quelles en étaient les dimensions réelles : ma réponse était qu’elles n’avaient pas d’autre réalité – ni d’autres dimensions- que celle(s) de leur apparition sur l’écran, qu’un tirage sur papier n’en était qu’une occurrence possible, certainement pas la réalité.

Cette absence de réalité stable traverse donc mon travail peintographique de bout en bout et contribue à sa cohérence :
pas de tache matériellement présente mais un point de vue sur une tache, pas de réalité tangible mais seulement son apparition fugace sous forme de reflet, pas de dimensions définies mais des occurrences possibles.

En somme, si mes œuvres se prêtent tout particulièrement à la présentation en galerie virtuelle c’est qu’elles sont de même nature : des images numériques, et virtuelles puisque spéculaires.